DISCOURS DU PRESIDENT AMADOU MAHTAR MBOW

Monsieur le Président de la République,
Je voudrais, en tout premier lieu, vous remercier, en mon nom et au nom des autres membres de la Commission nationale de réforme des institutions, de la confiance que vous avez placée en nous, en nous confiant l’exaltante et complexe tâche qui a été la nôtre.
Cette confiance, vous avez continué de nous la témoigner tout au long de nos travaux en nous laissant la liberté totale qui sied dans une œuvre que vous aviez souhaité la plus exhaustive, la plus participative possible.
 
En aucun moment, je tiens à en porter témoignage, nous n’avons senti, de votre part, une volonté d’influencer le cours de nos travaux ni d’en orienter les conclusions. Et, nous avons pu les mener avec sérénité, parce que vous en aviez fixé clairement les objectifs et même défini certaines modalités, tant à travers les termes des décrets publiés à cette occasion que dans la lettre que vous m’aviez remise le 28 novembre 2012 au cours d’une audience.
 
Il s’agissait, selon le décret n°2013-730 du 28 mai 2013 de :« mener selon une méthode inclusive et participative la concertation nationale sur la réforme des institutions ;
Et de formuler toutes propositions visant à améliorer le fonctionnement des institutions, à consolider la démocratie, à approfondir l’Etat de droit et à moderniser le régime politique. »
 
Et dans votre lettre remise le 28 novembre 2012, vous nous invitiez déjà « à organiser une large concertation nationale sur les réformes à mettre en œuvre à court, moyen et long termes, pour doter le pays d’une armature institutionnelle moderne, à la mesure de son ambition de devenir et de rester une grande nation de démocratie. »
 
Et vous ajoutiez que « les propositions que la concertation voudra bien soumettre au Président de la République devraient prendre en charge, notamment, les problématiques suivantes :
 
–          Le recentrage de l’Etat autour de ses missions régaliennes ;
–          La consolidation de l’Etat de droit ;
–          L’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire ;
–          Le renforcement de l’indépendance de la justice ;
–          L’approfondissement de la démocratie représentative et
–          participative ;
–          Le renforcement et la protection des libertés publiques ;
–          Le renforcement de la décentralisation et de la déconcentration ;
–          La territorialisation des politiques publiques ;
–          La protection et la promotion des valeurs positives de notre société ;
–          La promotion de la bonne gouvernance, de la transparence et de l’éthique dans la gestion des affaires publiques ainsi que la culture de l’imputabilité ;
–          La stabilité institutionnelle. »
 
En outre, vous nous écriviez : « Au plan méthodologique, il vous appartient, sur la base de l’expérience des « Assises nationales », de mettre en œuvre les ressources et les moyens que vous jugeriez appropriés pour remplir la mission, dans un délai raisonnable. Vous veillerez à ce que la concertation soit large, participative, inclusive, démocratique et ouverte à tous les segments de notre société : acteurs politiques de la majorité comme de l’opposition, société civile, secteur privé, Etat, collectivités locales et ordres religieux, etc..
 
« En termes de contenu », vous ajoutiez enfin que « la concertation devra s’appuyer sur les principes et orientations du programme de « Yoonu yokkute » et s’inspirer fortement des conclusions des « Assises nationales » et, en particulier, de la Charte de la gouvernance démocratique. »
 
Il va sans dire que dans le processus suivi et dans nos réflexions, nous avons tenu compte aussi des enseignements tirés des riches débats sur les institutions qui ont marqué la vie politique sénégalaise au cours de ces dernières années notamment à l’occasion des récentes élections présidentielle et législatives auxquelles ont participé la classe politique, la société civile et de nombreux citoyens .
 
L’exercice que vous nous avez confié était d’autant plus singulier,  que pour la première fois dans l’histoire du Sénégal, un chef d’Etat décidait de faire procéder, par une commission indépendante composée de personnalités connues pour leur rigueur et leur impartialité, à une vaste consultation des citoyens sur ce que devrait être le contenu de la Constitution de la nation.
 
C’était là, à nos yeux, la preuve d’un souci de transparence et d’une volonté de faire émerger, sur un sujet aussi essentiel, la commune vision de la nation selon une démarche démocratique, participative, permettant à chacun, et à toutes les diversités qui caractérisent notre pays, de s’exprimer en toute indépendance, en toute liberté.
 
L’objectif était de bâtir, en toute connaissance de cause, un consensus national sur des sujets souvent controversés en vue d’adopter des dispositions susceptibles d’assurer la stabilité institutionnelle, le renforcement de l’unité de la nation et la création des conditions de la paix sociale et du progrès pour tous.
 
C’est pourquoi la tâche, si ardue qu’elle semblait, est apparue exaltante aux yeux des membres de la Commission nationale de réforme des institutions dont la composition reflète en elle-même toute la diversité humaine de notre pays.
 
Cette tâche, ils se sont efforcés de la réaliser telle une mission que leurs parcours intellectuel et professionnel, leur expérience et leur participation sous diverses formes à la vie de la nation leur dictaient d’accomplir comme  un devoir irrécusable.
 
C’est donc, Monsieur le Président de la République, le travail de consultations et d’intense réflexion mené sur plusieurs mois par des hommes et des femmes, libres de toute visée partisane, que j’ai l’honneur de soumettre à votre haute attention au nom de la CNRI.
 
La commission, il faut y insister, n’a été mue, en effet, que par le seul intérêt du pays ; elle a cherché, à travers la vaste consultation que vous aviez souhaitée et à laquelle elle a convié, sans aucune discrimination, tous les éléments de la nation, à déterminer les orientations susceptibles de donner au pays des institutions adéquates. Celles-ci devant garantir l’égalité de tous les citoyens, la concorde nationale et permettre le travail en commun, par-delà la diversité des options et des opinions.
 
Elle s’est fondée sur l’écoute attentive des citoyens, sur la consultation d’experts, sur des échanges de vues avec les partis politiques et les organisations de la société civile, les dignitaires religieux, à qui les documents essentiels ont été remis dans les langues nationales et en arabe, ainsi que sur leur expérience du fonctionnement des institutions et de l’administration.
 
Enfin, la commission a employé une méthodologie qui a privilégié la participation et l’inclusivité les plus larges possibles à travers les consultations citoyennes. Celles-ci ont été réalisées avec le concours précieux des organisations de la société civile couvrant l’ensemble du territoire national, de la presse et des radios communautaires qui ont été mobilisées dans chaque département.
 
Les formats, dispositifs et outils utilisés ont combiné les techniques d’ordre académique et empirique les plus éprouvées en la matière. Ainsi, les fora ouverts sans restriction ont permis l’expression libre des citoyens sur le diagnostic et sur les questions connexes.
 
Quant aux panels, ils ont regroupé des citoyens minutieusement sélectionnés, en fonction de critères de conformité à un échantillonnage-type de chaque département tiré des statistiques démographiques nationales les plus récentes.
 
Enfin, les questionnaires ont permis de collecter les points de vue des partis politiques et des organisations non étatiques d’une part et, d’autre part, les opinions individuelles des citoyens n’ayant pu prendre part aux fora et aux panels.
 
Cette masse de données a été traitée avec soin et rigueur. Les agrégations qui en sont issues ont été classées fidèlement pour conduire à des résultats finaux. Dans l’analyse, ces derniers ont été pris en considération sur la base de scores élevés reflétant des majorités confortables non équivoques. Mais non sans avoir exposé les positions remarquables des minorités significatives.
 
Le produit issu de ce travail est composé de deux documents : le rapport et ses annexes ; et l’avant-projet de constitution.
 
Le Rapport est un compte rendu détaillé de l’ensemble du travail de la CNRI, des méthodes qu’elle a employées, des consultations qu’elle a menées à travers les questionnaires, les fora et des panels dans tous les départements, à travers aussi un site Web, et des résultats obtenus. Ce rapport permet  donc de savoir les raisons qui expliquent les options qui figurent dans le projet  de Constitution, notamment par rapport au diagnostic établi préalablement à toute action et aux problématiques soulevées dans la lettre de mission que vous m’aviez remise le 28 novembre 2012.
 
Sur chacun des éléments de diagnostic ainsi que sur chacun des éléments de ces problématiques, sont donnés les points de vue des citoyens et, au besoin ceux des porteurs d’enjeux (partis politiques et société civile) de même que les conclusions et les recommandations de la CNRI.
 
Les Annexes au rapport permettent d’éclairer diverses questions figurant dans le Rapport : et en particulier les éléments du diagnostic, les outils et les méthodes de travail, les résultats des diverses consultations.
 
L’Avant-projet de Constitution élaboré par la CNRI comporte un Préambule et 154 articles regroupés en 14 Titres divisés eux-mêmes en sections. Certaines de ses dispositions doivent être complétées par des lois organiques et des lois ordinaires dans la rédaction desquelles les membres de la CNRI sont prêts à apporter leur éclairage et leur concours.
 
Cet avant- projet contient des dispositions qui, dans plusieurs domaines, sont des ruptures par rapport à celles qui figuraient dans les constitutions précédentes ; d’autres sont même totalement nouvelles n’ayant pas donc été évoquées dans aucune autre constitution du pays.
 
Ces innovations et ruptures sont identifiées point par point dans le Rapport des travaux de la Commission avec indication des articles concernés. Leur citation serait longue, mais on pourra les identifier facilement en se reportant à l’avant dernière partie du Rapport.
 
Je me bornerai ici à indiquer que, c’est sur des valeurs (éthique, équité, égalité, solidarité, patriotisme, etc.) dans lesquelles se reconnaissent l’ensemble des citoyens et sur les principes généraux qui en découlent que repose l’ensemble des dispositions contenues dans l’avant – projet de Constitution
 
Il est ainsi préconisé dans les grandes lignes :
 
–          une république de démocratie participative ;
–          l’octroi de nouveaux droits d’initiative aux citoyens et aux associations ainsi que la possibilité de nouveaux recours en action et en interprétation ; un meilleur gage d’effectivité des droits civils et politiques et des droits économiques et sociaux, notamment en faveur des populations vulnérables et des personnes handicapées ; implicitement la suppression des dispositions liberticides ou attentatoires au libre arbitre du juge ; et la constitutionnalisation des devoirs ;
–          des pouvoirs davantage séparés et mieux équilibrés dotés de moyens d’action réciproques rationnalisés avec des innovations ayant certaines caractéristiques communes ou tenant compte des spécificités de chaque entité, à savoir :
 
o   des mandats à durée strictement limitée avec des possibilités de renouvellement restreintes, des dirigeants tenus de déclarer leur patrimoine, de rendre compte de leur gestion et passibles de sanctions s’il y a lieu ; des institutions dont la taille est soumise à des normes ; et les hautes fonctions de dirigeants régies par des incompatibilités strictes ;
o   précision et renforcement des missions attachées à la fonction de Président de la République ; normalisation de la fonction de ministre ; réglementation du fonctionnement des institutions dans l’hypothèse du chevauchement de majorités ;
o   élargissement de la mission du parlement, monocaméral maitrisant mieux le travail parlementaire avec un pouvoir d’amendement renforcé, une représentation minimale garantie à la minorité, un encadrement des conditions de sa dissolution ;
o   inauguration de relations strictement fonctionnelles entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif ; réorganisation de la hiérarchie judiciaire avec, à son sommet, une Cour constitutionnelle renforcée en nombre aux compétences élargies, au choix des membres diversifié tant par leur origine que par leur source de désignation.
 
–          l’administration publique, les organes consultatifs et les autorités administratives indépendantes mieux définis, mieux recentrés et rationalisés dans leurs statuts, leurs missions et leurs sujétions ;
–          les finances publiques mieux préservées, plus judicieusement employées et soumises à un contrôle plus strict et systématique ;
–          des collectivités locales plus viables économiquement et financièrement ;
–          des consultations électorales fiables et sécurisées dans le cadre d’un système de régulation renforcé ; des partis politiques soumis aux règles d’organisation, de fonctionnement et de contrôle prévus par la loi ;
–          un mode de révision de la constitution plus rigide et associant davantage le peuple ;
–          des dispositions transitoires, permettant notamment d’aménager la prise d’effet des différents mandats publics ;
–          des dispositions finales prescrivant la traduction dans les langues nationales et définissant le mode d’adoption de la Charte fondamentale.
 
 
Les innovations et les ruptures ainsi préconisées permettent de redresser les insuffisances, les lacunes et les dérives constatées dans le diagnostic de base établi dès le début de nos travaux, puis validé par les citoyens et les acteurs politiques et sociaux ; certaines d’entre elles sont le fruit d’analyses tirées d’avis d’experts qui ont été mis à contribution chaque fois que de besoin.
 
Notre préoccupation majeure a été de concevoir un texte constitutionnel issu du consentement le plus large et établissant  un Etat démocratique, soucieux de la sauvegarde des ressources et des intérêts nationaux, du développement économique et social de la nation, s’appuyant sur nos valeurs culturelles et ouvert à tous apports susceptibles de féconder notre propre créativité dans le respect de nos options, un Etat engagé activement dans la recherche de l’unité africaine et qui travaille à y parvenir.
 
Pour rendre applicables les dispositions de cette nouvelle constitution, la CNRI propose l’adoption rapide des lois organiques relatives à la Cour constitutionnelle, au Conseil supérieur de la Magistrature et à l’Autorité de régulation de la Démocratie, pour les raisons exposées dans le Rapport.
 
Par ailleurs, dans son analyse, la CNRI a été amenée à constater que bien souvent des dispositions législatives ou réglementaires existent qui ne sont pas suivies d’effet, et que bon nombre de préoccupations récurrentes exprimées par les citoyens dans les consultations qui ont été faites, ne résultent pas toujours d’une absence de réglementation, mais plutôt, et ce, dans plusieurs cas, d’un défaut d’application du cadre juridique existant.
 
Bien des fois, la loi est ignorée ou les textes d’application non publiés. Aussi, la CNRI suggère-t-elle la création d’une commission restreinte chargée d’examiner la mise en œuvre des textes non suivis d’effet et la modification de ceux qui sont obsolètes.
 
Elle suggère également qu’une plus grande attention soit apportée à l’aliénation du patrimoine foncier national, levier essentiel à la liberté et au développement de notre pays, de son agriculture, de son élevage et de sa foresterie
 
Ses membres savent bien qu’il ne suffit pas pour un pays d’avoir de bonnes institutions ; il faut aussi que ceux qui les incarnent dans les différents pouvoirs soient animés d’un sens élevé des responsabilités vis-à-vis de leur peuple.
 
Nous vous remercions une fois de plus, Monsieur le Président de la République de votre confiance et vous souhaitons le meilleur succès dans une tâche dont nous savons toute la difficulté.
 
Nous formulons le vœu que cette nouvelle constitution que nous vous présentons accueille l’adhésion de tous et qu’elle permette une vie politique et sociale apaisée, dans un état où, tous unis, les citoyens travaillent ensemble pour le bien commun dans l’intérêt de tous.
Dakar, le 13 février 2014  Amadou Mahtar M’Bow

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